La mouette
Aurélie Charon
Si on voulait partir. Une voiture prête à foncer mais gelée, lissée, arrêtée par un trop plein de propreté. Par-dessus, comme un long corps, une menace, un linge plié. En fait, un canoë. Un poids. C’est un ralenti dans nos vies : les lessives se sont figées, la poudre interdit de démarrer. Boris Raux prend l’espace et se place en chorégraphe des corps absents. Les lavandières ont déserté Bizanos sans l’abandonner. C’est une série de gestes fantômes : il n’y a plus de corps quand nous arrivons, mais reste la trace de l’effort. C’est un hommage et plus que ça : c’est les faire s’échapper, s’enfuir du quotidien passé. Pour arriver à cette image atomique, essorée.
C’est un oiseau à la fois prêt à s’envoler et déjà échoué. C’est une mouette. Et il ne faut pas oublier la cérémonie qui l’a fait naître. Sous une serre, la préparation de Boris Raux, à l’abri d’abord des regards et des intempéries. Nous n’en faisons pas encore partie, Boris Raux polit. Essore. Refait chacun des gestes. L’odeur de poudre se bat avec le bitume et rien n’est encore sûr du noir ou du blanc qui gagnera. C’est une lutte, entre l’eau et le goudron, entre le propre et la pollution. L’image sera incertaine.
A Bizanos, le cours d’eau résiste à nos routes toutes tracées. Le canoë meurt lentement sur le cylindré. Malgré notre volonté d’entrer dans la grande vitesse : c’est le ciel qui décide, épée de Damoclès sur nos désirs de fuir. Je suis une mouette. Je veux partir. Mais les ailes sont mazoutées, non par du noir mais par du blanc, un peu délavé. Engluées dans une odeur quotidienne. La poudre d’entretien nous retient.
Ce sont nos corps à nous, leur chaleur, leur nature, nos respirations, qui, on l’imagine, pourraient se mêler à la pluie, à la bruine, pour faire fondre les éléments. Le lisse devient cotonneux, organique. La réalité sera le résultat des coulées, la première, la deuxième, la troisième. Toutes celles qui suivront. La pièce est vivante elle a donc une durée de vie. Ca coule, les averses décideront du jour de grande lessive.
C’est aussi la rencontre du féminin et du masculin. Boris Raux brouille tout : la lessive se tient prête comme l’épée et la voiture adopte la sensualité. Le féminin n’est plus où l’on pensait, depuis longtemps il s’est libéré. C’est la rencontre de deux corps étrangers, prêts à fusionner. Le liquide active la rencontre.
Quelque soit sa forme, Boris Raux réalise toujours nos portraits olfactifs. Cette arche c’est nous, cette galère c’est nous, cette mouette c’est nous. Qu’est ce qu’on dilue dans nos machines quotidiennes ? C’est comme si nous osions modifier, parasiter nos propres émanations. Est-ce qu’on laisse assez la place à la sueur et aux coups au cœur ? On sera rattrapés, semble dire Boris Raux. On sera rattrapés, un jour ou l’autre, par le cours d’eau, par la pluie, par la sueur, par le liquide, nos efforts de camouflages sont touchants mais vains.
C’est un coin de parking comme une vision du futur. Je suis une mouette. Je veux partir. Mais il y a cette galère dehors. En plein air. Mélancolique, vision atomique. Boris Raux est un chorégraphe du moment d’après : les corps et les mains et les sueurs sont passées. C’est aller plus loin que l’idée de trace : la faire exister invisible. La faire vivre dans l’air : donner une épaisseur à l’espace, en faisant coexister l’avant et l’après. Tout est là, des présences. Inspirez, expirez. Inspirez, expirez. Son art est un art du sillage : déposez une odeur et dire, est-ce celle là, celle de demain ?
