Quel a été le point de départ de cette création ? Peux-tu nous parler de cette œuvre ?
La Ville de Bizanos avait dès l’origine ciblé l’ap- pel à projet autour de ses lavandières. L’ancrage contextuel était donc assez fort. L’idée initiale pour ce travail a été de questionner le quotidien de ces lavandières : comment créer un lien entre cette his- toire et le présent. À Bizanos se lavait le linge des riches palois, cette histoire est donc très marquée socialement. Il a résulté de ce constat l’envie d’une création en forme d’échappée. Mais également l’en- vie de retranscrire l’idée d’une pollution quotidienne invisible. Lors de cette résidence au Bel Ordinaire j’ai bénéficié de très bonnes conditions de création. En complément du vernissage, nous avons réussi à mettre en place un débat public avec un scien- tifique spécialiste des pollutions invisibles. Cette idée de pollutions invisibles m’intéresse beaucoup : personne n’y échappe, c’est un lien dans une forme d’anéantissement sous-jacent. Après avoir passé la serpillère, on se trouve confronté au même en- vironnement olfactif dans le 16e arrondissement parisien ou dans un lieu d’habitation plus prolétaire. Cette égalité face aux pollutions invisibles me sem- ble relever d’un principe proche de celui de Martin Parr 1 lorsqu’il montre que finalement, face à une tranche de bacon, la reine d’Angleterre est l’égale du commun des mortels. Ces lieux communs sont des points forts de rencontres.
Pour la réalisation de La grande dilution, j’ai travaillé avec de la lessive en poudre. Il est très difficile de travailler ce matériau même en phase de produc- tion : la première sculpture s’est écroulée à l’instal- lation sur site ! Ceci a donc conduit à la réalisation d’une seconde version de l’œuvre qui selon moi est meilleure : plus simple, avec une gestuelle de mise en œuvre dans sa production plus proche de celle de la lavandière. J’ai saturé le linge de lessive dans une forme d’épuisement du geste, en essayant de me mettre dans la peau de ces personnes qui, sans cesse, lavaient du linge. Cette démarche est très présente dans mon travail. Lors d’une résidence à Flers, dans les locaux d’une ancienne teinturerie, j’avais travaillé sur cette idée de l’artiste qui devient artisan et « se met dans la peau de » pour essayer de comprendre, de ressentir. C’est un rapport anthro- pologique à la fois observateur et expérimentateur. Même s’il y a inévitablement une prise de distance par l’art, je cherche à me placer sur un plan d’égalité : pas à la place de, mais en parallèle de. Cette forme d’investigation fictionnelle, à la fois proche et dis- tante de ces gens, dans la pratique et dans le temps, crée une tension, une absence.
Dans certains de tes travaux, le lieu de l’exposition et son contexte semblent être importants. Quel est ton rapport à l’espace public, notamment dans l’œuvre produite en résidence au Bel Ordinaire ?
J’ai eu l’occasion de travailler sur cinq œuvres dans le cadre du 1 % artistique dans l’espace public avec Konrad Loder. Il est évidemment très important de prendre en compte le contexte architectural et so- cial en amont de la production. La prise en compte de cet environnement produit des contraintes très intéressantes pour la création. Une intervention dans l’espace public peut engendrer des difficultés de tous ordres selon que l’œuvre se veut pérenne ou évènementielle, notamment en ce qui concerne les matériaux choisis et les budgets alloués. D’un point de vue contextuel, l’intervention dans l’espace public est riche : elle donne la matière première à l’œuvre, à moi seulement ensuite de la transformer, de la manipuler. C’est un espace de production, une « anti white box », pleine d’histoires et de sensibilité. Que ce soit dans un musée, une galerie ou une place publique nous nous adaptons au contexte et les for- mes de langages s’adaptent également. Aujourd’hui, il me semble difficile de créer une œuvre en atelier et venir ensuite la poser dans l’espace public.
De plus, dans ce contexte de création il y a un travail d’équipe important à mettre en place, particulièrement dans la médiation envers le public. Et ceci ne relève pas forcément du rôle de l’artiste. Cette pièce montrée à Bizanos contient un langage plastique contemporain qui peut-être difficilement appré- hendé au premier abord. C’est là où entre en jeu ce travail d’équipe avec les personnes en charge de la médiation. Dans mon cas, j’ai la sensation que la création dans l’espace public m’amène à ne pas être trop invasif ou insistant. Mon parti pris est plus ce- lui d’un saboteur que d’un révolté, je préfère entrer dans les interstices pour ensuite les dilater.
As-tu une idée de l’évolution que pourrait prendre ton travail dans les prochaines années ?
Au cours des deux prochaines années mon travail va tourner autour de l’intimité et du rapport à l’autre, notamment avec l’aide de neurobiologistes. Mon projet devrait se tourner vers la notion d’interface. L’interface comme peau : la surface de l’œuvre dans laquelle transpire ou se dépose les odeurs, une sorte de ligne interstitielle entre intérieur et extérieur. Par exemple, ces années devraient être le début de nou- velles recherches et devraient voir la constitution d’une banque de données où seront stockés les en- registrements de l’activité cérébrale d’individus sentant l’odeur de cous de leur partenaire. Cela renvoie à un voyage imagé et fantasmé à l’intérieur de l’un à travers la respiration de l’autre.
J’aimerais que mes prochaines œuvres nous amènent à y poser le nez, à laisser volontairement notre sphère intime pénétrée. Jusqu’à aujourd’hui certaines de mes réalisations remplissaient l’espace de leurs odeurs. Elles remplissaient l’espace jusqu’à saturation, comme une forme de dilatation de la sculpture. Que va-t-il se passer lors de l’élaboration d’une pièce où nous y « mettons le nez » ? Est-ce que l’œuvre va se dévoiler ou au contraire se ca- cher ? La vision est perturbée, nous y voyons le flou. Ces questions plastiques se lieront à la notion de personnel, à la disparition ou même à la mort. Ces odeurs-là qui rappellent des peurs intimes. Ces pro- ductions pourront se voir comme des scenarii ou des agrégats où il faudra « mettre le nez », se coller à l’œuvre, jusqu’au cerveau pourquoi pas. D’ailleurs en ce moment je m’intéresse beaucoup à des plate- formes mixtes Art et Sciences comme la Wellcome Collection ou le CRAS (Centre de Ressources Art Sensitif ) à Mains d’Œuvres (Saint-Ouen). Ces recherches pourraient déboucher, un peu comme a pu le faire Boltanski, sur un travail autour de l’anima- tion, le son, l’image, la respiration en proposant une approche formelle liée à des techniques nouvelles d’imagerie cérébrale.
Il existe un aspect scientifique et technique fort dans tes productions. Peux-tu nous parler de tes collaborations avec le milieu scientifique ?
Je considère la collaboration scientifique comme démarche et comme potentiel de connaissances. C’est un puits d’idées passionnant : découvrir de nouveaux moyens technologiques, faire des rencon- tres riches et stimulantes. En ce moment, je travaille sur un échange en lien avec un groupe de scientifiques du CNRS, ce dialogue permet d’envisager la création ou l’utilisation d’outils nouveaux. Cette relation est très intéressante pour moi car le lan- gage et le mode de pensée en art et en sciences sont très différents et c’est cette différence qui peut permettre de nourrir des réflexions, de se re- mettre en cause. Par contre, je pense qu’il existe une forme de fantasme dans l’idée d’un binôme art et science : l’artiste ne va pas forcément apporter des répon- ses concrètes. Il échappe aux contraintes de vérité et d’objectivité que cherchent les sciences. C’est sa force et sa limite en terme de contribution à la vision moderniste d’accroissement du savoir. Il ad- joindra le plus souvent de la poésie, de la narration, qui peuvent se lire comme des retours en boucle sur soi-même. En ce sens, il est très postmoderne ; et, au contraire de nombreux scientifiques, il ne fantasme pas la dépersonnalisation, la désincarna- tion, de notre pensée, de notre perception du monde. Aujourd’hui ces lignes de démarcations changent. Les dernières avancées en psychologie cognitives et compréhension de notre cerveau, tendent à complè- tement bouleverser notre compréhension de nous- mêmes. C’est passionnant : une vraie révolution ! Les apports des arts y trouvent un sens en terme évolutif, les sciences, une plus grande proximité avec le corps. Je crois vraiment que nous sommes à l’aube d’une nouvelle ère qui intégrera et dépassera le modernisme et le postmodernisme.
Deux questions pour conclure cet entretien. Quel est à ce jour le projet le plus catastrophique auquel tu aies participé ? Et inversement, le projet passé, présent ou futur qui t’enthousiasme le plus ?
Une de mes premières expositions dans ce qui ne s’appelait pas encore Le Lieu Commun à Toulouse, a été particulièrement catastrophique. J’avais rempli à ras bord de soupline une pièce en sous-sol à laquelle on accédait par un escalier au niveau de la galerie principale. Ainsi remplie de ce liquide bleu, l’ouver- ture rectangulaire de la dalle ouvrant sur l’escalier prenait la forme d’un rectangle impénétrable au sol, en plein milieu de la pièce principale où se tenait le vernissage. Cette
« piscine » se voulait à la fois attractive et répulsive (l’odeur de la soupline devenant insupportable), mais je n’aurais jamais pensé que les gens allaient y sauter, la faisant ainsi déborder et rendant le sol extrêmement glissant et dangereux lors du vernissage. En plus de cette patinoire, l’œuvre a commencé à fuir et 200 litres de soupline se sont déversés dans les fondations du bâtiment !
Les prochaines installations seront, je l’espère, les plus enthousiasmantes, les chercheurs avec qui je travaille me maternent en quelque sorte. Ils m’ont donné leur confiance et ça m’émeut particulière- ment. J’espère que les projets qui en résulteront seront les meilleurs possibles.
Propos recueillis par David Doucet


