Boris Raux, plasticien, infiltre le champ de l'art à travers un outil plastique peu usité : l'odeur.
Depuis huit ans, il a fait des rayons cosmétiques et produits ménagers son espace à jouer. Après avoir recouvert un Escalier de savon de Marseille (2004), collectionné et mis en scène tous les gels douche du marché dans la série des épithéliums (2008), réalisé un tour du monde avec 80 déodorants Ushuaïa (2008), représenté des habitants d'une cité à partir de leur parfum, crème et autres produits de toilette Les portraits olfactifs (2009), Boris Raux présente en septembre 2012 à Bizanos une sculpture réalisée avec plus de 300 kilos de lessive !
Depuis 2004, au fil de vos travaux , vous élaborez ce que vous nommez une «chronique olfactive de la société». Qu'est-ce qui vous a amené à développer cette démarche ?
D'abord, la curiosité liée à l'univers olfactif et le fait qu'il soit peu exploré en art contemporain. Cela soulève des questions : pourquoi cette absence de trace dans l'histoire de l'art ? Que peut offrir ce médium ?
Notre univers olfactif est un formidable point d'entrée sur notre société. Il est tellement significatif dans notre quotidien, sur notre façon d'être, nos rapports aux autres et finalement nous-mêmes. C'est un questionnement global à la fois simple et complexe pour essayer de mieux nous comprendre.
Je tente de ne pas être, malgré ce médium un peu particulier, enfermé dans le carcan d'une seule et même problématique. C'est peut-être un péché de jeunesse, mais il me semble plus intéressant d'essayer d'aborder la vie et l'art sous un spectre global et contextuel. C'est ce qu'induit d'accepter et de penser la complexité. C'est, probablement, dans cette approche pondérée que se trouve la vraie radicalité. Elle induit d'accepter une part de flou, d'indéterminé, de non limité et de mouvant. C'est dans ce sens que la nature même des odeurs m'intéresse : cette matière invisible, vaporeuse et volubile entre en résonance avec cette nouvelle manière de penser.
De ce travail d'intégration continu, étape par étape, strate par strate, est née l'idée de chronique.
Au tout début, j'ai commencé à questionner notre environnement immédiat sur les pas de Michel Blazy, une forme d'appart art, qui, par rapport au land art, nous fait voyager via notre quotidien: une construction paysagère à partir du placard.
Néanmoins, c'est en Richard Serra et Dan Flavin que je trouve de vrais pères et probablement en Félix Gonzales-Torres, un frère.
Sauf que cela prend forcément des chemins différents puisque j'ai commencé comme cela : à me balader dans les rayons des grandes surfaces.
Votre terrain de jeu, c'est le supermarché ?
Entre autre : c'est un point de convergence de la population. Et puis il faut bien allez voir où sont "les gens"… Nous sommes dans une société marchande, commerciale, c'est un fait. C'est probablement le seul et véritable point de ralliement actuel. Il y aurait peut-être la mort, mais de toute façon les deux sont très liés. Si on pense la terre comme un système global, alors notre comportement est inévitablement cannibale. Peut-il en être autrement? C'est une vaste question et personnellement, j'aime bien la viande.
Les gens de ma génération avons grandi dans ce capitalisme dominant post chute du mur. La marque, le logo, les histoires fictives dictées par le marketing, même si nous n'en sommes pas dupes, nous constituent. C'est peut-être sous-jacent, voire même inconscient, mais l'influence est inévitable, scientifiquement prouvée. Après, dangereusement ou pas, c'est le point de vue de chacun.
Les producteurs de biens de consommation cherchent à essayer de nous comprendre sociologiquement, à nous parquer, à nous classer. Ils dépensent tant d'énergie à ça, que ce serait dommage de ne pas en exploiter les logiques et les résultats. C'est un effet miroir déformant, mais il y a toujours nous devant le miroir. Tout mon travail se résume à une volonté de comprendre ces vecteurs de transformations entre un nous individuel et son image sociale. Et là, ça devient un peu compliqué parce qu'il y a des principes de thermodynamique, de mécanique quantique, de relativité générale, etc… pas mal de matière pour un artiste (sourire).
Au fil de cette exploration, il y a des pièces qui se mettent en place, en forme : la partie sera longue, mais c'est pas mal comme passe-temps!
Comment ce traduit votre intérêt pour l'univers olfactif dans vos pièces ?
La plupart du temps, j'utilise des matériaux olfactifs, c'est très rare que l'odeur ne soit pas présente. Je travaille avec des odeurs brutes. Je ne les fabrique pas, je les recompose en associant différentes odeurs existantes. Je n'ai pas encore ressenti la nécessité de collaborer avec des nez ou des laboratoires, mais je pense le faire dans les années futures.
Ce qui m'intéresse dans les odeurs c'est de pouvoir être dans l'abstraction, c'est davantage un travail intellectuel que plastique car j'utilise les odeurs et les produits par rapport à ce qu'ils nous renvoient sociologiquement plus qu'en terme de matière brute même si les enjeux formels de ce médium sont grands...
Je me positionne comme un sculpteur, c'est paradoxal et intéressant de manier une matière invisible.
Ou trouve-t-on des odeurs en art?
Si on évacue le champ des parfums, la première occurrence c'est Marcel Duchamp avec Air de Paris, qui est en fait une histoire de gazeux, de fumeux. Je me souviens de certains de ses écrits sur la peinture où il fustige les peintres. Selon lui, ils étaient tous des drogués à la térébenthine, c'était pour cela que nombre d'entre eux s'enfermaient dans le faire, sans d'autres raisons apparentes. Là encore une histoire d'odeurs.
Il y a Joseph Beuys évidemment qui a ressenti l'odeur et l'a acceptée. Je pense que l'odeur n'était pas fortuite dans son œuvre, mais ce n'était pas forcément volontaire. Du moins, ce n'était pas son point de départ.
Ernesto Neto a beaucoup travaillé en introduisant des épices dans ses sculptures. A travers cela, il a cherché une intrusion dans la corporalité, on rentre dans la sculpture, elle devient intrusive.
Sinon, c'est une approche assez confidentielle et nouvelle, c'est en partie pour cela que c'est intéressant à explorer.
Vous êtes accueilli en résidence au Bel Ordinaire pour intervenir sur la commune de Bizanos. Quel est le projet que vous portez ?
Cela fait partie de mes travaux très contextuels qui ne sortent pas directement de mes recherches en atelier. Je me suis intéressé à l'histoire de Bizanos dont le passé est lié à l'eau, à la présence des lavandières. J'ai construit ce projet comme une fiction en m'interrogeant sur le sort des lavandières aujourd'hui. Qui seraient-elles ? Elles en auraient très certainement marre de frotter, de récurer et rêveraient d'évasion.
Au mois de septembre, devant le centre culturel Daniel Balavoine, une sculpture sera spécialement créée pour permettre à notre lavandière de prendre le large, de s'évader de son quotidien. Réalisée dans un bloc de 300 kilos de lessive, cette œuvre prendra la forme d'un canoë kayak posée sur une voiture prête à partir.
La poudre à laver mélangée dans un peu d'eau devient, après séchage, dure comme la pierre en son cœur, mais prend en surface l'aspect cotonneux d'une neige fraichement tombée.
La construction de cette sculpture sera l’occasion de ressentir l’histoire de Bizanos, mais surtout l’occasion de débattre autour des enjeux du développement durable, de faire prendre conscience de nos gestes quotidiens et de leurs impacts.
Entre arche de Noé et galère, cette œuvre est vouée à une lente mais inexorable dilution. A moins que chaque Bizanosien vienne avec son godet et que ce projet artistique finisse à la machine !
C'est une des premières pièces que vous réalisez in situ, comment appréhendez-vous cette dimension de l'espace public ?
Quand on construit une pièce dans l'espace public, il ne faut pas nier le public. Il faut réussir à toucher les gens, les potentiels visiteurs. Je m'intéresse à l'histoire de la ville, à ses caractéristiques propres pour que la pièce ait un ancrage local, un écho particulier pour la population avoisinante.
Il y a aussi des questions techniques liées à la pérennité de l'œuvre, mais ce sont des paramètres techniques, un facteur limitant mais pas influant sur l'œuvre en tant que telle.
Un autre outil auquel vous avez recours est l'humour à la fois dans les pièces que vous avez réalisées et aussi dans la manière dont vous en parlez. C'est une façon de porter un regard amusé sur le monde ? De désacraliser le rapport à l'œuvre ? Une manière de toucher plus de gens ?
Oui, c'est exactement cela. L'humour est culturel. Chez moi, c'est naturel, c'est ma façon de voir les choses, de les retranscrire. Même critique je reste un éternel optimiste, la flamme n'a jamais brûlé autant avant de s'éteindre : autant en profiter.
Nous sommes tellement contradictoires et paradoxaux que nous sommes obligés d'en rire. L'autodérision a quelque chose de salvateur : non? C'est quand même plus agréable de faire les choses sérieusement sans se prendre au sérieux. Et puis cela reste de l'art !
Vous avez développé un projet annexe avec le Bel Ordinaire, qu'en est-il ?
Comme le Bel Ordinaire diffuse largement ses éditions en France, je me suis dit que ce serait dommage de ne pas en profiter, ne serait-ce que pour économiser les timbres! J'ai édité spécialement un marque-page. C'est un objet qui n'est pas assez considéré à sa juste valeur : c'est quand même grâce à lui que l'on ne perd pas le fil de l'histoire.
Je reprends le principe du ticket de Jackpot. Si vous grattez l'œuvre, le support laissera échapper une odeur très particulière, même normalisée, qui fait écho avec un des acteurs économique incontournables dans le Béarn : l'industrie pétrochimique et gazière.
"Crac Boum Hue"
Propos recueillis par Claire Lambert
Juin 2012
Pour Le bel Ordinaire – Espace d’art contemporain
Les Abattoirs – 64 140 Billère
