Fragrants délits,
texte de Stéphane Verlet-Bottéro
L’œuvre de Boris Raux constitue un art à part, qui prend l’odorat comme point de départ : ce sens négligé, refoulé, maltraité. A l’inverse des extensions technologiques qui perfectionnent les fonctions perceptuelles de l’homme-cyborg, l’olfaction paraît archaïque et animale – superflue pour Léonard de Vinci, antérieure à la civilisation pour Freud, opposée à la dimension Autre pour Lacan. En guise de contre-pied, ou plutôt de pied-de-nez, Boris Raux replace cette faculté obsolète au cœur d’une démarche contemporaine. Artiste iconoclaste, il façonne des situations qui brouillent les sens et provoquent des expériences synesthésiques déroutantes : un escalier recouvert de savons de Marseille qui dissuade de lever le nez par peur de la glissade, une tente cousue de draps usagés dans laquelle on se retrouve nez-à-nez avec l’odeur d’un autre, une piscine abyssale remplie d’un adoucissant devenu miroir odorant, ou encore un monochrome peint au détergent, blanc comme un linge, négatif toxique d’un Soulages.
Boris Raux est plasticien et non parfumeur, comme il se plaît à le rappeler, évoquant ainsi Aristote qui, singulièrement, reliait la fonction « odorer » à celle de la vision. Efficacité formelle, maîtrise du sujet dans l’espace, pureté de la ligne mélangée à une esthétique bariolée qui trahit la palette des campagnes marketing et le matraquage multicolore des supermarchés, sont quelques ingrédients de ses installations olfactives lustrées, laquées et laconiques. Mais l’odorat est toujours au centre de la situation : qu’il s’agisse de dresser un portrait, de raconter une histoire ou de dénoncer les désastres écologiques derrière le blanchissage obsessionnel.
L’odeur comme point de départ, comme point de retard : le parfum exprime toujours le moment d’après, un peut-être embrumé. Embaumer l’instant, tel est le défi posé par le travail de Boris Raux. Son art olfactif est nécessairement art de l’évènement. L’artiste chorégraphie les traces à la fois tangibles et immatérielles de corps – humains ou objet – passés là, le temps d’une danse, et offre ces suspensions d’existences au spectateur, le temps d’un échange. Méthodiquement, presque scientifiquement, il recrée une absence, une ambiance. Un fragment d’espace-temps dont la fragrance est l’unité de mesure. Avec la méthodologie situationniste, il partage également le concept de détournement. Par une récupération parodique des produits de la société consommation, criards et outranciers, Boris Raux nous renvoie de celle-ci l’équivalent olfactif d’un miroir déformant. Ses narrations acidulées à l’humour décapant sont autant de critiques des phénomènes sociétaux et de la commodification de l’odorat.
Le langage des signifiants odorifères avec lequel Boris Raux construit son herméneutique du monde contemporain est intrinsèquement performatif, au sens de Judith Butler : l’artiste crée des fictions olfactives davantage qu’il représente des identités. Baudelaire concevait l’odeur comme un mensonge : « Es-tu le fruit d’automne aux saveurs souveraines ? / Es-tu vase funèbre attendant quelques pleurs, / Parfum qui fait rêver aux oasis lointaines, / Oreiller caressant, ou corbeille de fleurs ? ». La structure des neurotransmetteurs associés à l’olfaction n’est pas universelle ; chaque spectateur perçoit ce langage différemment et lui associe des pensées et souvenirs singuliers. Articulant les rapports complexes entre personnel et collectif, l’odeur démontre, chez Boris Raux, combien la notion même d’identité est un construit social.
Avec la série des Portraits Olfactifs, l’artiste met son nez dans l’intimité de la toilette quotidienne. En photographiant les produits de bain de son sujet, il en brosse un portrait confidentiel dans un environnement familier, tout en invitant le spectateur à réfléchir au rituel journalier qui contribue à ce que nous paraissons et ce que nous sommes. Être ou paraître ? Domestique ou public ? Personnel ou collectif ? Boris Raux pose ces questions avec une grande habileté et réussit le tour de déshabiller sans mettre à nu, d’investiguer sans transgresser. Ses compositions agissent comme rites de passage et placent leur auteur en position de narrateur-explorateur qui dévoile un monde banalisé mais inexploré et transmet un savoir qui s’ignore, un inconscient à la fois individuel et universel. Dans ce travail d’enquête anthropologique, Boris Raux décode les codes olfactifs de chacun et intensifie un symbolisme odorifique systématisé par l’hyperconsommation. L’immersion de l’artiste dans notre salle de bain reflète l’intrusion de la mondialisation jusque dans l’entretien de nos corps. En exposant le cérémonial du toilettage, il caricature la tension entre normalisation et identité. Comme tous cosmétiques, les produits de bain traduisent à la fois un marché de la standardisation et une démarche d’individuation : je pense donc je suis, je sens donc j’existe.
Car c’est bien du sentiment fugace de l’existence que Boris Raux veut nous parler, dans la tradition baroque des Vanités aux cinq sens – l’un des rares genres dans l’histoire de la peinture qui, par l’intermédiaire de pipes à tabac ou de bulles de savon, figure l’odorat au même rang que les autres perceptions. Au-delà de l’allégorisation de la brièveté de la vie terrestre, les Portraits Olfactifs partagent avec ce type de nature morte une invitation à la contemplation. L’impossibilité de communiquer une identité olfactive par la photographie en exhale le caractère éphémère et inaccessible, incitant le public à en reconstituer sa propre interprétation. L’œuvre de Boris Raux est fondamentalement dialogique. Tout en faisant mine de capter des symboles insaisissables, l’artiste suggère des pistes de représentations qu’il appartient au spectateur d’emprunter muni de ses propres expériences, souvenirs et référents olfactifs. Il dépasse ainsi le cadre du portrait objectif pour ouvrir un espace intersubjectif, celui d’une fiction que chaque spectateur a aussi la liberté de conter. Cette résonance avec notre univers olfactif personnel nous renvoie à notre propre autoportrait. Face aux travaux de Boris Raux, nous procédons à l’exercice inhabituel de nous imaginer à travers l’empreinte olfactive que nous recréons chaque jour : les vapeurs d’une douche, les sueurs d’une course, les envolées d’une danse dans les alizés de la nuit.
L’odeur est un médium qui touche à nos souvenirs les plus enfouis et nos pulsions les plus profondes, dont Proust écrivait « Mais quand d'un passé ancien rien ne subsiste, seules plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps ». Pour l’exposition Live In Your Dreams! sur les représentations de l’inconscient comme un monde souterrain que j’ai commissionnée dans la crypte d’une église de Londres, Boris Raux répondait à mon invitation par une nouvelle version de son Diviseur d’Espace qui jouait sur l’idée proustienne de la ténuité et la ténacité des arômes. Diffusant d’un côté l’odeur d’une champignonnière caverneuse et de l’autre celle d’un psilocybe hallucinogène, l’installation dépasse ses propres frontières physiques pour investir lentement celles de l’espace de monstration. Le mécanisme polarise l’atmosphère en deux sous-régions odorifères, produisant un contraste radical. Les émanations empyreumatiques de moisissure humide évoquent un vieux cellier ou une grotte retirée, tandis que le cachet suave et acidulé du champignon psychédélique souffle un vent de fête enivrante et de délire fantasmagorique. Chaque bouffée d’air ne transporte en fait qu’une composition artificielle, synthétisée par une parfumeuse à la demande de l’artiste – interprétation personnelle nécessaire d’une réalité olfactive inaccessible, faisant écho à l’ordre du réel défini par Lacan. Cela évite au spectateur d’être pris d’hallucinations indésirables, mais l’effluve entêtant peut donner quelques vertiges : l’affect de l’œuvre d’art est véritable. Sans jamais être agression, ce procédé d’infiltration se propage sur la durée de l’exposition. Les deux odeurs se mélangent peu à peu pour donner naissance à une nouvelle ambiance olfactive, dédoublant ainsi le travail de la parfumeuse qui a les conçues.
Politique, l’odorat ? Boris Raux nous invite à embarquer pour un Tour du Monde en quatre-vingt déodorants Ushuaïa afin d’en juger. Un voyage synesthésique duquel nous ne rentrons pas indemnes : appuyons sur un aérosol bigarré, et nous voici aspergés de litchi du Vietnam ou de vanille de Polynésie. Décontextualisées, la couleur empeste et l’odeur éblouit. Cette courte circonvolution de la course à la consommation nous invite à flairer, derrière l’olfaction, un médium lourdement investi par les stéréotypes socio-culturels et les logiques commerciales. En détective public, l’artiste donne à voir et à sentir l’ambiguïté de ce sens méconnu. Ainsi déballée, l’esthétique synthétique du rayon beauté des supermarchés affiche un fantasme de Nature fondé sur des dynamiques d’oppression économique et de destruction écologique. Bourdieu avait analysé l’habitus du goût populaire comme l’intériorisation d’une histoire collective – fiction devenue réalité. Procédant par réduction minimaliste, Boris Raux contre-attaque la dictature du « toujours plus » et condense les produits de toilette à leur perfection absurde. Ses interventions nous rendent insupportables ces produits que les grandes surfaces nous rendent indispensables. Il nous fait voir à plein nez l’obsession sisyphéenne d’un monde aseptisé aux pulsions marchandisées : le besoin compulsif de récurer, parfumer et recréer des impressions naturelles devient à son tour étouffant, écœurant et artificiel.
Cette critique olfactive est toujours sensible dans le travail de Boris Raux. Sans pour autant se limiter à la dénonciation politique ni s’attarder sur la nostalgie d’une faculté refoulée et censurée, sa pratique artistique est résolument tournée vers un sens à inventer, à réinventer constamment par le jeu, le récit ou la mise en scène. Quelle odeur fera-t-il demain ?
Stéphane Verlet-Bottéro est commissaire d’exposition indépendant et coordinateur culturel.
Il travaille sur des sujets tels que les modèles de transition post-capitaliste, les rapports entre psychanalyse et architecture, le rôle des jeunes artistes dans la représentation du changement climatique, le pastoralisme et la protection des modes de vie nomades. Il a commissionné des programmes interdisciplinaires mêlant conférences, ateliers, performances et films pour des organisations telles que dOCUMENTA (13), Artsadmin, NA Fund. Il a également commissionné, à Londres, les expositions Live In Your Dreams! dans la crypte de l'Eglise de Saint Pancras, In Transit à V22 Gallery, The Convergence of the Twain au Science Museum. Il a créé Green Arcola Gallery à Londres, un espace d'exposition destiné à des jeunes artistes travaillant autour du développement durable. Depuis 2012 il collabore avec Enda Vietnam sur un projet de définition d'une identité sociale par la photographie chez les recycleurs du secteur informel à Ho Chi Minh. En octobre 2013 il a été nommé Secrétaire Général de l'European Shepherd Network, mouvement de revendication et d'échange regroupant diverses organisations pastorales régionales et nationales en Europe.


